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Note du 16 septembre

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Bulent est arrivé à Saint-Martin il y a plus de vingt ans pour acheter un voilier. À cette époque, sur l'île, aucun skippeur ne parlait français. Féru de nautisme et passionné par le monde de la mer, c'était l'homme de la situation. Il a donc été rapidement appelé à la rescousse. 

Après cinq traversées de l'Atlantique en voilier, Bulent a fait de sa passion son métier. Chez Métimer, il participe au développement et à la reconnaissance du secteur du nautisme sur l'île de Saint-Martin. L'association existe depuis 2000, et lui, la préside depuis quinze ans. 

Laissez-moi vous raconter mon aventure en mer, avec lui et son associée Alexina. 

Embarquement immédiat

Retour sur ma journée avec Alexina et Bulent de chez Metimer. Lors de notre première rencontre, les deux compères m’avaient proposé de faire un tour de l’île en voiture ou en bateau, selon nos disponibilités et la météo. En pleine saison d’ouragan, suivre la progression des vents devient crucial. Le but de cette excursion était d’illustrer leur propos, leur travail et leur passion commune : la mer. Jackpot : ce lundi 16 septembre, les conditions sont idéales pour naviguer. 

 

Petite parenthèse sur la météo. L’île n’ayant pas de service public audiovisuel (et c'est bien le seul territoire français dans ce cas là), la météo ne fait pas partie des programmes inévitables des journaux télévisés du soir. Pour s’informer il faut chercher. Le luxe d'un radar météorologique prend tout son sens lorsqu’il suffit de taper sur notre moteur de recherche les mots clés (“météo”, “saint-martin”) pour trouver son bonheur avec précision. Ici, pour avoir des prévisions claires et locales, le réflexe est de se rendre sur le site internet d’Olivier Tisserant, Météo Tropicale. Référence des prévisions météorologiques antillaises et des humeurs venteuses venues d’Afrique (ouragans), il interprète les données météo pour le plus grand bonheur des insulaires. En pleine saison cyclonique, cela permet de s'écarter des messages alarmistes qui inondent les réseaux sociaux. Mais surtout, d'avoir une interprétation juste et clarifiée sur ce qui souffle sur l'océan et sur ce qui risquerait ou pas d'arriver jusqu'aux côtes saint-martinoises.

Fin du bulletin météo et bonne fête à tous les Olivier. 

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Nous avons donc trouvé le jour parfait. Après avoir englouti deux pizzas au bord de la marina (restaurant “La main à la pâte” pour les plus gourmands), nous nous dirigeons vers la petite bicoque de Tropical Boat, le loueur de bateau du coin. La marina Royale de Marigot est belle. Lisse et colorée, comme une peinture à l’huile. Pourtant, des traits, raides et bruts, contrastent avec le paysage longiligne et la douceur de l’eau. Ces traits, ce sont des mâts de bateaux.

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Les orphelins d’Irma

Cela fait du bien de retourner sur un bateau. Valser au rythme des vagues, se faire fouetter par le vent marin qui fait s'évaporer la chaleur de l'air, s'envoler. Debout à l'avant du bateau, j'observe l'île, depuis la mer, pour la première fois depuis six ans. Découvrir une île depuis la mer, cela n'a rien à voir. En voiture, en vélo, à moto ou à pied, notre recul est limité. Depuis l'eau, on peut voir les côtes, les collines, les plages, ce qu'il reste des anciens hôtels et restaurants, la mer et ses poissons. Et c'est encore plus passionnant avec les commentaires de Bulent, à la barre du bateau. Il connait la mer, les vents et les côtes par coeur. Lunettes de soleil sur le nez, les cheveux au vent et le teint bruni par le soleil et les traits du visage marqués par les aventures, il me décrit, tout le paysage qui défile. 

"Tu as déjà fait du bateau ? Tu as le pied marin toi, ça se voit"

Il sourit, je souris encore plus fort. Je vous laisse imaginer ma fierté de recevoir ce compliment de sa part. Presque comme un brevet de matelot.

Je me rends compte que Saint-Martin est plus verte que ce que je voyais. La nature se remet de 2017, peu à peu et plus rapidement que les constructions humaines. Beaucoup de règles administratives, injustes, récentes ou plus vieilles, bloquent certains chantiers qui auraient pu commencer il y a maintenant trois ans. 

 

Irma a laissé derrière elle plus de 1000 épaves de bateaux. Coques encastrées les unes dans les autres, moteurs perdus, mâts entremêlés, ce sont plus de 500 qui ont échoués côté français. Les bateaux professionnels, sont bien assurés à coups de 8000 euros par an environ. Ils ont donc pu être sortis de l’eau pour effectuer des réparations. Pour la plupart des autres bateaux, de plaisance ou privés, soit ceux-ci ne sont pas assurés - l'assurance n'étant pas obligatoire - soit l’assurance ne couvre pas la totalité des frais de réparations. Suite à ce constat, les propriétaires ont préféré les abandonner dans le lagon de la marina royale, faute de moyen. Sur les 500 bateaux échoués côtés français, 126 stagnent dans le lagon depuis Irma.

Pas d’argent, pas de fond, annulation de marché, pas d’action, mais beaucoup d’épaves, trois ans après l’ouragan. Pour se dédouaner de toute responsabilité, la collectivité a interdit la navigation dans cette zone “d’épaves”.  Aux dernières nouvelles, elle aurait prévu le retirement des épaves pour mars 2020.

Pour le moment, s’entassent depuis des années, les souvenirs de l'ouragan Luis (1995) et Irma (2017).

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Chantier Mikado

Le "chantier Mikado", c'est le nom que Bulent donne en souriant tristement à l'espace de réparation des bateaux. Le nom vient de l'image, ancrée dans les têtes, des mâts entremêlés après l'ouragan et du casse-tête qui a suivi pour entamer les réparations. Les épaves, ramenées à terre pour être réparées, étaient entassées les unes contre les autres, serrées comme des sardines. 

Chantier naval de Marigot

L'association de Bulent, Métimer, regroupe tous les métiers de la mer, sauf la pêche et le transport de marchandises.

Nous glissons le long de la marina royale de Marigot, tout doucement. L'eau bouge à peine. Bulent ralentit le rythme volontairement pour que je puisse observer tous les détails qui font du nautisme sa passion. Alexina m'explique et commente le petit film qui défile devant nous. C'est agréable, comme un documentaire, de belles images et une voix-off passionnée. 

 

Les chantiers navals accueillent les bateaux, toute l'année. Ils sont essentiels pour pouvoir remettre à neuf les paquebots après une utilisation intensive en haute saison, ou pour le mettre à l'abri pendant la période cyclonique (de septembre à novembre). Rassurant pour les propriétaires, ils fournissent aussi du travail aux locaux. De nombreux artisants se donnent corps et âme à entretenir et réparer les bateaux en hibernation sur le chantier.

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Des chantiers navals, des mâts en pagaille, oui, mais aussi beaucoup d'événements et d'activités. Lorsqu'ils racontent ce qu'ils organisent sur l'île, Bulent et Alexina ont le sourire aux lèvres et les yeux qui pétillent de beaux souvenirs et de fierté. Par exemple, la Fête de la mer est organisée chaque année à Grand-Case. Chaque dernier week-end de mai, ce sont plus de 6000 personnes qui se rassemblent le temps de profiter. Les entrepreneurs des activités nautiques se rendent sur place, à Grand-Case et proposent toutes leurs activités à un ou deux dollars. 

"Blancs, noirs, touristes, locaux, tout le monde est mélangé, comme j'aime, c'est beau à vivre"

En novembre, c'est le Sea discovery day, ajoute Alexina. Quinze à vingt bateaux emportent plus de 200 enfants des quartiers prioritaires jusqu'à l'île de Tintamarre. Tous les deux un peu ému, ils racontent que pour beaucoup d'enfants, cela leur permet de voir Saint-Martin depuis la mer, de découvrir une reserve naturelle et sa biodiversité, tout en ponctuant la sortie d'activités sportives. Cette sortie est d'ailleurs devenue incontournable : "dès que les profs annoncent la date de la journée bateau, subitement, toute la classe devient sage" s'amuse Bulent. Le ton un peu rêveur, il parle des élèves et de leur regard, une fois la sortie terminée. Je me retrouve en eux, un peu. 

“Leurs yeux brillent le soir” 

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Sur le chemin, Bulent nous promet de passer dans un de ses spots préférés. Un des plus secrets. Derrière nous, le lagon s'éloigne, petit à petit. À bâbord, apparaît une petite entrée vers la mangrove. Le vrombissement du moteur s'efface peu à peu et ,sans bruit, nous entrons dans ce petit coin de paradis. Le doigt sur la bouche, celui qui endosse à merveille le rôle de commandant de bord, impose un silence, doux. La coque caresse l'eau, comme une plume sur les mains d'un bébé. La mangrove est remplie de vie. Parfois, entre les racines des palétuviers, les branches, les feuilles et l'eau translucide, on aperçoit oiseaux, poissons, petits insectes. Cette petite forêt tropicale impénétrable acceuille plus de 90 espèces de palmipèdes et volatiles. En plissant les yeux et avec un peu de concentration, on en aperçoit un sur la photo, juste à gauche. Après cinq minutes dans cette bulle, nous reprenons la route, direction Tintamarre. Il nous reste encore pas mal de chemin.

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Les cheveux aux vents nous discutons des défis du secteur du nautisme à Saint-Martin. Chacun à notre poste, les phrases virvoltent d'un côté à l'autre du bateau, malgré quelques mots emportés par le vent. 

Faire vivre le local

Très peu d'école de voile ou de sports nautiques existent sur l'île pour former les insulaires. De plus, tous les moniteurs viennent de métropole, ajoute Alexina. Il n'y a qu'en France métropolitaine qu'il est possible de passer le brevêt d’état nécessaire pour devenir moniteur. Tristement, ils constatent tous les deux que ce sont beaucoup d’emplois qui passent sous le nez des jeunes saint-martinois. Nous nous éloignons de plus en plus de la côte, le vent devient de plus en plus lourd et bruyant. À chaque vague que nous chevauchons avec succès, mes pieds décolent, mon sourire grandit. J'ai l'impression que nous nous envolons. Je me retourne pour jeter un coup d'oeil à Bulent. Les mains sur la barre, fier de ses manoeuvres et heureux de voir toutes mes dents, il me fait un signe de la tête, respectueusement. En guise de "de rien". Il hausse un peu la voix, il est impossible de s'entendre autrement. Les deux compères de Métimer veulent créer des formations pour les jeunes d'ici, sur place. Le but est de développer le secteur du nautisme, avec les locaux, pour les locaux. Malgré quelques verbes, sujets, compléments perdus dans les limbes de l'Atlantique, je comprends que nous allons passer devant leur future école de voile.

"On veut créer cette culture de la mer, un peu perdue par les dernières générations. On veut développer l'industrie nautique, essentielle sur une île"

D'après Bulent, les jeunes de l'île, même s'ils naissent entourés d'eau, n'ont pas forcément tous le pied marin. Il raconte qu'à Grand-Case et Sandy Ground, les enfants font leurs premiers pas dans l'eau. Dans les quartiers un peu plus "dans les terres" (éloignés de la mer), ce lien avec la mer est beaucoup moins fort. Cela daterait de la période de l'esclavage, lorsque les maîtres interdisaient aux esclaves d'apprendre à nager et développaient en eux toutes sortes de psychoses liées au monde marin. Cela les rassuraient et diminuait les chances que les esclaves puissent fuir par la mer.

Le futur "club nautique de Saint-Martin"

Suite à ce constat, ils se sont mis à la recherche d'un local, sans grande aide de la part de la collectivité. L'objectif initial était de créer une école publique en lien avec la collectivité, mais malheureuement, cela ne s'est jamais concrétisé. Débrouillards et motivés, ils ont récupéré du matériel auprès d'une association lors du salon du nautisme à Paris et l'ont stocké à Sandy Ground

"On a un bateau de course renové qui faisait le tour de France à la voile dans les années 80/90. On en a aussi des plus petits pour apprendre les manoeuvres, des "requins" et des bateau hydraudynamique mis à disposition par le comptable de l'association"

 

Ses mots tremblent de rire et ses narines qui rigolent aussi. Il s'esclaffe. Selon lui, il aurait filé le virus du nautisme à son comptable, et c'est tant mieux. Bulent et Alexina ont sillonné l'île de fond en comble pour trouver le local parfais où installer l'école. Finalement, ce sera surement sur un terrain privé à la baie nettlé. Situé dans le lagon, l'eau est calme, le terrain plat, facile d'accès et à proximité des quartiers prioritaires. Petit plus, il est situé pile en face du côté hollandais de Saint-Martin. Les yeux rêveurs, ils s'imaginent déjà organiser des compétitons entre les deux parties de l'île.

Ponton de Grand-Case

Après quelques sauts sur la houle et beaucoup de petites anecdotes nous arrivons à Tintamarre. Depuis la mer, sur le long de la côte, chaque détail, chaque plage, chaque quartier est une claque de souvenirs d'enfance. Même s'ils ont été gommés par Irma, j'arrive à dessiner mentalement les musiciens qui jouaient le soir sur la plage de Grand-Case, la fumée qui s'échappait des restaurants de bord de plage, les enfants qui sautait du ponton, les lumières de la villes qui se reflétaient sur l'eau, calme...

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Cours de natation sur la plage de Friar's Bay

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Débarquement sur la "Flat Island"

"Tadam !"

Ça y est, nous sommes arrivé.e.s ! L'île de Tintamarre est entourée d'un aquarium grandeur nature. Masques en place, tuba bringuebalent, palmes aux pieds, nous plongeons sans plus d'hésitation pour découvrir l'épave qui se prélasse sagement quinze mètres plus bas. Entourée de raies, de poissons perroquets, de diodons, de dorades, de poulpes, de tortues, de langoustes, j'observe un peu ébahie le Remorqueur qui gît sur le sable. À sa surface, sur son sable chaud, Tintammarre ou "flat island", conserve les restes d'un vieil avion, d'une ancienne exploitation de coton et une faune et flore incroyable. Jusqu'en 1952, une petite compagnie aérienne (Compagnie Aérienne Antillaise) possédait une piste de 500 mètres de long et assurait  les vols entre Tintamarre et ses voisines. C'est ici que Bulent et Alexina amènent chaque année 200 enfants. 

"Allez hop, on repart!"

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Nous laissons la "flat island" derrière nous pour rejoindre notre point d'arrivée la marina de Marigot. Après avoir exploré les fonds marins, ma peau est encore fraîche et salée. La houle fait du bien, l'air n'est pas encore devenu trop chaud. Le chemin de retour prévoit encore de belles images et beaucoup d'informations.

Comme si il était en plein sketch, Bulent impose un suspens presqu'insoutenable (si nous n'étions pas dans un décor paradisiaque). Le bateau ralentit, nous nous rapprochons de la côte, mais surtout, d'une petite maison surrélevée au bout du rocher. Il chuchote.

"Cette maison est incroyable. Elle a survécu à tous les ouragans, de Luis à Irma en passant par Rodrigo. C'est dingue non?"

Oui c'est dingue, surtout lorsqu'on constate les dégâts de la colère d'Irma, incrustés sur les côtes de l'île. Cette maison, si jolie, c'est comme un petit espoir, une bonne nouvelle.

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Sauf sur cette maison, les ouragans en ont fait des dégats. Mais aujourd'hui, c'est le contexte qui rend la situation bien compliquée. En 2017, après Irma, l'île était à l'arrêt. Puis, en 2018, tout le monde craignait la saison cyclonique. La peur du cyclone était ancrée dans les esprits. Personne n'osait remettre en route son activité m'explique Bulent, presque apeuré de se souvenir de cet épisode.

"Alors que les cycles que l’on connait, pour les gros ouragans, c’est tous les vingt ans, pas avant"

2019 a été l'année de la petite reprise, reprend Alexina avec de grands gestes. Mais, de décembre jusque fin janvier, les grêves contre le plan de prévention des risques naturels (PPRN), en pleine saison touristique, ont paralysé l'île à leur tour. Le coronavirus de février a fini par achever l'économie, radicalement. Tout ce sujet sera à découvrir, en détail, dans mon livre.

Fin de notre escapade, nous perturbons, une dernière fois, l'eau huileuse du lagon. Contents d'avoir passé une journée sur l'eau et encore dorés par le soleil marin, Alexina et Bulent me promettent de nous revoir très vite. Au moment de nous quitter (difficilement après une si belle journée) le sujet du futur club nautique ressurgit discrêtement lorsque nous croisons des membres de l'association. Les discussions avec la collectivité concernant la nouvelle école de voile semblent compliquées. Le rêve de Bulent, lui, est pourtant simple : transmettre sa passion de la mer aux jeunes saint-martinois et aider les professionnels du nautisme à se dvelopper grâce à ses relations avec les institutions  politiques locales.

Depuis la mer ou depuis la terre, les réalités d'une île et d'un territoire sautent aux yeux, lorsqu'on s'y intéresse un peu. Sauf les immeubles bling-bling qui emcombrent les côtes de la partie hollandaise, l'île n'est pas séparable, indivisible. Ni visuellement, ni mentalement, ni culturellement. 

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