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NOTES DU 17 SEPTEMBRE

Un peu de retard dans mes publications, toutes mes excuses - mais c’est pour la bonne cause. Je vous promets, il suffit de lire la suite.

La maison des savoirs


Il y a quelques jours je me suis rendu au musée Amuseum Naturalis, tenu par Mark Yokoyama. Un lieu magnifique, organisé dans une ancienne maison. Le musée, s’apparente à une demeure en pierre entourée d’un magnifique jardin qui abrite tortues, oiseaux, geckos et autres faune et flore. Je vous raconterai ce moment marquant de découvertes et d’histoire dans un prochain papier (et dans mon livre).

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Je vous partage quelques lignes de ce moment maintenant car c’est Mark qui m’a conseillé de rencontrer Shujah Reiph, voix récurrente d’une radio locale et un des piliers de l’île. En plus d’être une encyclopédie vivante sur le passé, le présent et le futur de Saint-Martin, il est très engagé dans la lutte anti-raciale, la promotion de la culture black et la défense du folklore caribéen. Je récupère son numéro. Ici, mon meilleur ami, c'est Whatsapp. Après un bref message pour lui avouer timidement que je souhaitais le rencontrer pour qu’il me raconte l’histoire de Saint-Martin, la lutte pour l’indépendance et l’impact du retour de la frontière sur la vie des locaux, je reçois un appel. La voix grave et vibrante, l'homme en question me demande de lui expliquer ce que je fais et ce que j’attends précisément. Je lui raconte mon projet, mes envies et mon intérêt pour l'actualité ultramarine en général. Il me propose rapidement de nous retrouver en début de semaine dans les locaux d'une radio. Naïvement, je lui demande à quelle radio précisément il fait allusion. Il s'esclaffe.

 

“Quelle radio tu dis ? Mais il n’y a qu’une radio ici, c’est SOS radio”

 

Son rire est communicatif, je souris. Son franc-parler et son ton me plaisent aussi, j’accepte et raccroche, le sourire aux lèvres et déjà impatiente.

 

Deux jours s'écoulent, puis je me rends à SOS Radio, curieuse de découvrir cet homme débordant d’histoires et de convictions. Le studio est situé à Marigot, en face du stade. Essoufflée et en retard, je pousse la petite porte dont les rideaux décourageraient n’importe quels yeux curieux. Dans le petit sas d’entrée, des fauteuils moelleux et des affiches jonchent le sol. Je lève la tête vers la vitre en face de moi, pointent mes oreilles vers le studio et me rends compte que je débarque en plein direct. Je m'efface silencieusement et disparait dans le fauteuil en tissu orange. En un rapide coup d’œil sur mon téléphone, je m'aperçois que j’ai un message audio de Shujah.

 

“Comme tu n’étais pas là, je suis parti. En fait je suis à une conférence de presse dans un restaurant, chez Cito, à la sortie de Grand-Case. On va expliquer, partager et motiver les Saint-martinois à venir à la marche de demain”

 

Bip bip, fin du message et, comme dans un scénario bien ficelé, l’interview en direct se termine au même moment. La porte du studio s’ouvre et je croise le regard du manager/animateur Billy D. Il me dit que Shujah m’attendait encore il y a quelques minutes mais qu’il a dû partir en urgence. En l’espace de cinq secondes, je saute du fauteuil, sors du studio et appel mon interlocuteur pour m'excuser et le prévenir que j’arriverai au plus vite. Moment de stress en guise de piqure de rappel : demain a lieu une grande marche pour protester contre la frontière qui divise les deux parties de l’ile, pourtant unies sans conditions depuis plus de 300 ans.

Tableau de la résistance locale saint-martinoise

 

Restaurant local, Cito’s place réuni aujourd’hui beaucoup de visages locaux, défenseurs de l’île, de ses particularités, de sa solidarité et de sa culture. Depuis que je suis arrivée, des noms me reviennent régulièrement lorsque je demande qui sont les personnes à rencontrer absolument pour comprendre la vie locale. Ils sont tous ici. Autrement dit, les membres de Soualiga* United (collectif à l’origine de nombreuses mobilisations côté français, comme celle contre le PPRN que je vous expliquerai plus tard), Shujah Reiph et Victor Paines, mais aussi Angèle Dormoy présidente de la Chambre Consulaire Interprofessionnelle de Saint Martin (CCISM), Michel Vogel le président de la Fédération interprofessionnelle de la collectivité de Saint-Martin (Fipcom), un conseiller territorial de l’opposition, Michael Hodge et bien d’autres. Tous alignés le long de plusieurs tables ils rappellent les objectifs et les valeurs défendues lors de la marche de demain. 

 

*Soualiga est le nom donné à Saint-Martin par la tradition locale

 

"The village of Saint-Martin"

 

Devant une petite assemblée de journalistes, de locaux, d'engagé.e.s, de curieux.ses, de blessé.e.s, de révolté.e.s et d'intéressé.e.s, la délégation s’indigne du manque de respect ressenti par les saint-martinois et symbolisé par la “création” et le maintien de cette frontière depuis environ un mois et demi. Ce barrage, “absurde”, bloque l’économie de l’île, sépare des familles et ne permettrait “même pas de stopper le coronavirus”. Un exemple : chaque jour, plusieurs personnes arrivent en avion à l’aéroport de Grand-Case, librement, sans test PCR. Ces vols proviennent principalement de la Guadeloupe.

 

“Mais les Saint-Martinois.es, eux déjà sur l’île, sont bloqué.e.s. Alors qu’ils ont de la famille à aller voir d’un côté où de l’autre, des enfants à déposer à l’école depuis le sud vers le nord ou inversement, des consultations médicales de l’autre côté… ”

 

Ce poste de douane est vu comme un alien par les locaux, révolté.e.s d’être divisés. La tente  (douane) plantée à la frontière au niveau du rond point de Bellevue, est vécue comme une attaque aux traditions de l’île et développerait la peur et l’animosité.

 

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“Ils s’attaquent à nos enfants”

 

Soudés, chaque intervenant raconte que les enfants craignent de traverser la frontière pour aller à l’école, par peur de se faire contrôler par les “men in blue”.

 

Lors des prises de parole, aucune des voix n’utilise les termes “côtés hollandais” ou “côté français” pour désigner les deux parties de l’île. Ils préfèrent “côté sud” ou “côté nord”. Beau symbole de la solidarité et de l’unité qu’ils veulent défendre. Autre engagement, les capitales citées sont Marigot et Great Bay - et non Marigot et Philipsburg. Pour Shujah, Great Bay a été choisie historiquement par "our people" (les locaux) comme capitale. Philipsburg serait un choix postérieur, imposé par “l’esclavagiste John Philips". Le point sur la table et le regard fort, Shujah s’indigne : la dernière fois qu’une frontière physique a été établie sur l’île, la déclaration d’émancipation n’avait pas encore eu lieu. 

“Et aujourd’hui ce sont des colonialistes qui séparent nos familles”

 

La comparaison est forte, ses yeux comparent le laissez-passer nécessaire pour passer la frontière actuelle, aux pass que devaient présenter les esclaves pour migrer d’une plantation à une autre. Dans le même esprit et la même conviction, Angèle Dormoy, figure de proue de la vie saint-martinoise, enchaine. 

 

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“Nous n’avons pas besoin de ça, nous n’avons pas besoin que l’on gère Saint-Martin”

Pour la présidente de la CCISM, la décision de créer un checkpoint n’est pas logique. Il y a plus de cas de coronavirus du côté français que du côté hollandais. Donc, selon elle, si ce poste de douane était réaliste et rationnel, la Première ministre de la “dutch side” devrait elle aussi fermer ses frontières, pour protéger la partie sud de l’île d’une contamination venant des habitants du nord. Or elle ne l’a pas fait. Cette fermeture unilatérale est donc “inutile”. Les Saint-martinois sont prêts à travailler ensemble pour une gestion commune de cette crise. 

 

“Le peuple demande à être entendu, la solidarité est un des seuls remèdes”

 

Les intervenants suivants s’étonnent du silence de leur élus, pourtant censés être la voix des locaux auprès du gouvernement central français.

Mon regard croise celui de Shujah, assis à l'opposé de l'entrée dans laquelle je me suis glissée. Il plisse les eux, examine si c’est bien moi. Un sourire se dessine progressivement et se confond avec la puissance de son regard. Il me reconnait et me fait signe de le rejoindre. J’avance, le plus discrètement possible pour ne pas briser la portée de l’instant. Il s’excuse de ne pas m’avoir accueilli à la radio et m’explique qu’il fallait absolument qu’il soit ici. Que c'était important pour lui. Je le remercie de m’avoir menée jusqu’à cette conférence. Nous prévoyons de nous retrouver lors de la marche prévue demain. Satisfaite d’avoir pu échanger quelques mots avec lui, je retourne m’asseoir en sautillant. Comme une créatrice d'un fan club qui rencontrerait pour la première fois sa star.

 

Après des interventions en anglais et en français, une des voix du collectif se démarque, celle de Michael Hodge, en créole. L'île est riche de langues, qui méritent d’être toutes représentées, d’autant plus la langue créole, racine de la culture antillaise. Son ton, ses yeux et ses gestes racontent tellement, que je suis sûre que n'importe quel individu qui ne parle pas un mot créole aurait compris la majorité du message. 

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Fin de la conférence, rendez-vous demain à 7 h pour le rassemblement au rond-point de Bellevue/Cole Bay. C’est là-bas que se trouve l’obélisque symbolique (cf. ma rencontre avec Anne-Karine Flemings racontée précédemment). La force des mots, la situation compliquée et les témoignages percutants des dégâts de la frontière pour les vies quotidiennes me serrent la gorge d’émotion. Sur toute la route du retour. C’est un mélange d’excitation, de rage, d’émotion, d’implication et de prise de conscience de l’importance du combat. J’ai hâte de vivre demain.

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“Respect the locals”

8h15, jour J de la mobilisation, je m'approche progressivement du rond-point. SOS radio diffuse une émission en direct, entièrement dédiée à l’événement. Une file interminable de voiture stagne sur la route de Hollande, bloquée par le rassemblement un peu plus loin. Pour le confort de tous, le chemin est fortement vallonné. Les plus courageux montent la route à pied, en plein soleil, le long de la chaussée. Impatiente d’atteindre le point de rendez-vous, je fais partie de ces piétons. Sac à dos et appareil photo dans une main, bouteille d'eau plus trop fraîche dans l'autre. Une fois en haut de la côte, un peu essoufflée par la chaleur de l'air et l’excitation, j’aperçois en contre-bas un essaim de contestataires. Le rond-point est déjà noir de monde. J’accélère le pas. Des drapeaux symboliques de l’indépendance de l’île (Unity Flag) surgissent, au milieu de banderoles, pancartes et poings levés.  Je m’arrête quelques secondes, le tableau est magnifique. La foule est amassée autour d’un camion citerne supportant quelques hommes, déterminés. Saint-martinois, blancs, noirs, métisses, photographes, journalistes, révoltés, hommes, femmes, enfants, un arc-en-ciel de personnes revendiquent la réunification de l’île. Je reconnais des visages, ceux de la conférence d'hier. Nous nous sommes quittés sur des espoirs, aujourd’hui place à l'action.

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“1648-1948”

Du haut du camion, les leaders du mouvement prennent la parole, le brouhaha s’efface et toutes les têtes se tournent vers eux. Après de grands remerciements aux personnes présentes, la foule est invitée à avancer et à traverser, unie, la fameuse frontière, "illégalement" et symboliquement. La musique reprend et le mouvement commence. Après quelques pas, je décide de monter sur le bas côté et d’observer. C’est comme un défilé. Entre les piétons tout en noir (code couleur de la marche) avec le drapeau en guise de chapeau ou accroché dans les cheveux, les motards qui déambulent en klaxonnant en rythme pour motiver les troupes, les pancartes colorées qui brisent l’uniformité du serpent géant, c’est un vrai spectacle. Comme aspirée par le courant, je retourne sur le chemin et avance.

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La frontière est passée. Les organisateurs se positionnent un peu en hauteur, devant l’obélisque inaugurant les 300 ans du traité de Concordia - aujourd’hui remis en cause. Shujah prononce un discours qui me prend aux tripes. Réellement. Son magnétisme est perturbant. Même avec ses lunettes de soleil, il capture les regards et rend muets ses interlocuteurs. Impossible d’oser rater quelques millisecondes de son discours. Chaque phrase est prononcée et organisée pour soulever les poings, c’est fort. Sa prestance et son engagement développent en moi un puissant respect. Les yeux grands ouverts, j’écoute. Il exprime son indignation et son espoir de faire bouger les choses. Défenseur de l'unité de l'île, il veut prouver à la préfète déléguée, Sylvie Feucher, que le peuple de Saint-Martin ne peut être qu’un. Que le poste de douane ne les séparera pas. Peu importe le contexte. Les menaces sont édictées, si le checkpoint est encore implanté à notre retour, cela risque de mal tourner. 

 

Motivée, la marche reprend, en sens inverse. Quelques mètres avant l’arrivée, la foule marque l'arrêt, attirée par des voix bien familières. Angèle Dormoy et les membres de Soualiga United apparaissent sur le rebord de la route, un peu sur-élevé. Ils brandissent le drapeau de l’indépendance le long d’un poteau et chantent l’hymne de l’île, en cœur : “one island, one people, one destiny”. C’est un des moments les plus marquant de la journée. Plus aucun son ne vient perturber la foule qui chante en chœur, pleine gorge, pendant au moins dix minutes. Voix fortes, graves, aiguës, timides, enragées, d’hommes, de femmes ou d’enfants, mes oreilles frétillent. Je suis hypnotisée par la puissance de l’hymne. Il résonne si fort, je rêve qu'il englobe l'île entière. 

 

Sur le chemin je croise quasiment toutes les personnes que j’ai rencontrées sur l’île depuis mon arrivée. À chaque fois, j’ai l’impression que je retrouve de vieux amis. C'est sûrement lié à l’énergie globale. L’esprit de solidarité. Malgré la chaleur étouffante et l’air sec, personne n’abandonne, personne ne fuit, personne ne prend de pause. L'atmosphère est lourde de sens.

 

Les gendarmes sont toujours postés au rond-point mais la tente a disparu, symboliquement. Un silence soudain créé un petit bourdonnement dans mes oreilles, le moteur du camion qui nous suivait a été coupé. Le poing levé vers le ciel du haut du camion, Victor Paines, porte-parole du collectif Soualiga United, saisit la rue. Même camion, même leaders, même silence instinctif. Les Saint-martinois sont invités à ne pas bouger, à rester unis, jusqu’à être sûrs d’avoir gain de cause.

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“Nous ne lâcherons rien” 

 

Le ministre des Outre-mer a été contacté, le Premier ministre aussi, aucune avancée n'est prévue. Le porte-parole se veut clair, personne ne partira d’ici tant que le commandant Basso n’aura pas reçu l’ordre de quitter les lieux et donc d’abandonner définitivement le poste de douane. Le discours prend fin et la foule s’assied progressivement au bord de route, sous les arbustes qui font office de parasols pour la journée. Tout est prévu, des sourires passent entre les manifestants pour distribuer des bouteilles d’eau fraiche et des parapluies pour se protéger du soleil. L’air devient de plus en plus chaud, il y a eu un malaise.

 

Quelques minutes (ou heures, je ne sais plus), s’écoulent. Shujah monte sur le camion, le Unity Flag en guise de jupe. 

 

“Chuuuut !”

 

En quelques secondes, les manifestants s’amassent autour du véhicule pour ne pas rater un mot. C'est une longue journée, chaque nouvelle information est un trésor.

Apparemment la préfète déléguée aurait accepté de recevoir la délégation pour négocier. Tonnerre d’applaudissements et avalanche de sourires.À bord d'un pick-up et suivie de plusieurs voitures, la délégation se dirige sans plus d’hésitation vers la préfecture. Soulagement oui, mais pas total. Shujah insiste, il ne faut surtout pas quitter les lieux jusqu’au retrait “immédiat” de la frontière

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Festival de soutien et apéro géant

Sur la longue route, les voitures de la délégation s'éloignent progressivement. Le temps s’allonge. Il va falloir être patient et attendre la fin de la réunion, sous le soleil. Pas questions de s’affaiblir, les organisateurs apportent LA recette parfaite pour booster les troupes : une sono, 100% musique des Antilles. Les corps ondulent en rythme et les dents brillent au milieu des visages luisants. Chaque mouvement est une échappatoire qui laisse s’envoler la frustration, les peurs et la fatigue. Je suis engagée dans la défense des droits humains et impliquée personnellement dans la lutte contre le racisme. Les inégalités structurelles envers les minorités me touchent et me révoltent profondément. Mais, en (presque) toute objectivité, je n’ai jamais vécu de mobilisation aussi belle. Au milieu de la musique et sous le soleil assommant, des bouchées (de KFC et Dominos pizza) sont distribuées à la foule courageuse, un stand sert de la limonade maison et un camion propose de la bière locale (SXM Beer). Le tout gratuitement. Promotion, sûrement - soutien, évidemment. Une femme fait même le tour des groupes en continu pour ramasser les déchets.

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Il est bientôt quatorze heures, j’en suis à ma quatrième bouteille d’un litre (d'eau), à mon deuxième wings et à ma seule et unique bière, j’insiste. Par peur de rater quelque chose, très peu prennent le risque de partir manger et à aller s'hydrater en ville (cela représente vingt minutes à pied). Adossée contre un buisson, je discute avec l’équipe d’IOTV que j’ai rencontrée le deuxième jour. Au fil de la journée je décide de partager avec le maximum de monde pour faire passer le temps, mais surtout par curiosité. Les discussions sont vives et les histoires toutes plus passionnantes les unes que les autres. La frontière brille de persévérance, je sens que le moment est crucial. Méfiants des journalistes et à raison, beaucoup me demandent pour qui est-ce que je travaille. “Pour moi” est ma réponse la plus honnête et leur convient parfaitement. Je parle, j’échange, j’écoute, je discute, je ris. Ceux qui sont ici font partie d’une grande famille. Pique-nique, bar improvisé, food truck sans "truck", danses, musiques, nous sommes partis pour l'après-midi.

Libération

Des groupes se sont formés sous des parasols, impatients d’apercevoir les véhicules de la délégation revenir avec des informations. Si la préfète ne cède pas, la phase 2 de la mobilisation sera enclenchée : le blocage de la préfecture. Si la frontière est toujours maintenue après celle ci, alors les manifestants passeront à la phase 3. Pour l'illustrer je vous invite à aller voir les archives des manifestations de décembre dernier (blocage entier de l'île, voitures brûlées, etc).

 

 Il est 16 h, Shujah m’interpelle. Il est content de me voir ici et me demande si j’ai pu prendre de belles photos. Je lui réponds que oui et que je suis ravie d’être témoin d’un moment aussi fort et important. Il me confie que les nouvelles de ses confrères sont mauvaises et que la préfète déléguée Sylvie Feucher "ne veut pas lâcher l’affaire". En pleine discussion, son téléphone sonne. En un regard il s’excuse de répondre. Il s’écarte. Trois minutes plus tard, il revient le pas pressé. Incapable de garder la nouvelle une seconde de plus, il crie sur le chemin, les bras levés.

C’est bon. C’est fait. Sylvie Feucher a accepté. La frontière est levée. Je n’en reviens pas. En l’espace de cinq minutes, la situation a été complètement retournée. Shujah, toujours en jupe-drapeau, défile en leader entre les gens qui se rapprochent progressivement. Tout le monde, bouches bées, a du mal à réaliser. Un silence se crée. Le meneur - que je ne présente plus - prend des précautions et nous explique qu’il faut attendre le retour de la délégation pour avoir les détails et être "sûrs". Très vite les signes de victoire inondent la rue : les drapeaux s’agitent, le ton et la pression monte, plus personne n’est assis. Le pickup conduit par les membres de la délégation est accueilli en grande pompe, comme un char de carnaval. Les représentants du collectif Soualiga United descendent de leur voiture et s'empressent de monter sur l’arrière du véhicule pour expliquer. Silence.

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Cette fois-ci c’est certain, la gendarmerie a officiellement reçu l’ordre de quitter le poste de frontière. Sylvie Feucher a cédé “grâce aux arguments convaincants des négociateurs”, mais a averti d’un risque de hausse des cas de coronavirus. Le porte-parole, habité de fierté et la voix hurlante de bonheur, invite les Saint-martinois à être vigilants, à respecter les gestes barrière, mais surtout, à se féliciter de cette victoire collective. Les prochaines mesures, "en échange" seront sûrement un contrôle du port du masque plus strict et de nouveaux chiffres sur la montée des cas supposée par la préfète.

 

Cette dernière étape est belle tout le monde a le sourire jusqu’aux oreilles, se fait des accolades (avec un masque !), applaudit, chante… Encore plus incroyable, pendant tout le discours, les gendarmes ont bloqué la route, dans les deux sens, pour que les annonces puissent se faire au milieu de la route et que la foule puisse s'unir, une dernière fois - pour aujourd'hui. 

 

Muette d’émotions je me dirige vers Marigot, à pied, le drapeau de l’indépendance encore planté dans les cheveux. Chaque voiture qui passe klaxonne sa joie, des poings levés sortent des fenêtres et des têtes souriantes défilent.


 

Je ne suis pas Saint-Martinoise, mais maintenant je comprends. Je comprends le vivre ensemble incrusté dans la culture de l'île et la notion d’unité et de solidarité essentielle à la vie locale. 

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